« L’écran de nos pensées. Stanley Cavell, la philosophie et le cinéma » (dir. Élise Domenach)

Les édi­tions de l’École nor­male supé­rieure (ENS) consacrent, sous la direc­tion d’Élise Dome­nach, un ouvrage col­lec­tif majeur et qui fera réfé­rence, à Stan­ley Cavell (1926–2018) qui a rayonné pen­dant plus de trente ans à Har­vard, où il a été le pre­mier, influencé par la réflexion sur l’image d’André Bazin, à ensei­gner dans un sémi­naire d’esthétique le cinéma dans le cadre aca­dé­mique et à faire du 7e Art une matière uni­ver­si­taire à part entière. Soit un appel à se foca­li­ser pour la repen­ser, dit-il, sur « notre idée du monde, des arts et des croyances ».

Si le grand public ne connaît pas bien encore cette « grande voix de la phi­lo­so­phie amé­ri­caine du ving­tième siècle », nul doute pour­tant que Cavell a mar­qué les esprits à par­tir des années soixante en pro­po­sant une réflexion basée notam­ment sur les théo­ries du lan­gage ( déve­lop­pées entre autres par John Aus­tin et Lud­wig Witt­gen­stein) et sur la notion de scep­ti­cisme car­té­sien. Son ren­voi au « lan­gage ordi­naire », foin de tout struc­tu­ra­lisme et de toute lin­guis­tique clas­sique, a ainsi per­mis à Cavell, outre de croi­ser phi­lo­so­phie et lit­té­ra­ture – voir sur ce point ses ana­lyses éclai­rantes sur la « crise de la pen­sée » dont témoi­gne­raient de manière para­dig­ma­tique Sha­kes­peare, Ibsen ou Beckett–, de pro­duire une ving­taine d’ouvrages deve­nus désor­mais la pierre angu­laire de son œuvre ouverte à une grande diver­sité de thèmes et qui conti­nuent d’exercer auprès de toute une géné­ra­tion de cher­cheurs et autres doc­to­rants (mais aussi un cer­tain nombre de réa­li­sa­teurs — cf. le témoi­gnage de Luc Dar­denne et Claire Simon et en par­ti­cu­lier le chp 6 : « Stan­ley Cavell et Arnaud Des­ple­chin) un suc­cès qui ne se dément pas.

C’est que le cinéma, s’adressant à un public aussi large qu’hétérogène, appar­tient en propre à « la vie ordi­naire » et signale la spé­ci­fi­cité d’une expé­rience éducative/éducatrice com­mune de la vision des films mais vécue par chaque spec­ta­teur sous le prisme de la sub­jec­ti­vité et par­tant des « émo­tions res­sen­ties » sur les­quelles Cavell insiste sou­vent – mais cela, cette « voie de la pré­sen­ti­fi­ca­tion du monde » comme le dit Élise Dome­nach dans son intro­duc­tion, en rap­port étroit et main­tenu avec l’Autre. Ciné­phile convaincu et convain­cant, l’auteur de La pro­jec­tion du Monde (1971), long­temps avant la vague de la phi­lo­so­phie popu­laire qui a aujourd’hui de beaux jours devant elle et ini­tiée en France par L’image-temps et L’image-mouvement de Deleuze, s’est plu très tôt à com­men­ter phi­lo­so­phi­que­ment les films ou extraits de films qu’il pro­je­tait dans ses cours, ouvrant ainsi la voie à une nou­velle façon d’articuler le concept et le médium.

Certains, certes, ont pu lui repro­cher une approche her­mé­neu­tique par trop écla­tée du 7e art et qui pri­vi­lé­gie à outrance un cinéma « clas­sique », fils de son temps : un cinéma d’auteurs fort éloi­gné des avant-gardes, du style under­ground ou de la domi­nante mon­dia­li­sée des block­bus­ters (pour­tant pris en consi­dé­ra­tion de nos jours par les tenants de cette philo pop’ – on peut se repor­ter sous cet angle à nos deux ouvrages Phi­lo­so­films et De l’écran à l’écrit. Ensei­gner la phi­lo­so­phie à tra­vers le cinéma ) et fait la part belle à des réa­li­sa­teurs tels que Cha­plin, Kea­ton, Capra, Hit­ch­cock, Hawks, Sturges, Cukor, Malick et consorts.

Reste que la relec­ture cavé­lienne des comé­dies musi­cales ou des « comé­dies de rema­riage » per­met sans faille de prendre la mesure d’une phi­lo­so­phie amé­ri­caine qui se dis­tingue aisé­ment de celle, plus ana­ly­tique et aus­tère, euro­péenne. Élise Dome­nach, en pro­po­sant ici, dans ce sym­po­sium dédié au maître et à l’ami – éta­bli Doc­teur hono­ris causa en 2010 par l’ENS de Lyon –, per­met enfin au grand public d’avoir accès aux nom­breuses jour­nées d’études et aux col­loques récur­rents qui attestent de la richesse de l’oeuvre du pen­seur de Har­vard dont tous les écrits sont désor­mais tra­duits et dis­po­nibles en français.

Un ouvrage de réfé­rence à lire en pré­ci­sant que cer­tains articles, sou­vent tech­niques, portent plus sur la (riche et pro­téi­forme) posi­tion intel­lec­tuelle de Cavell que sur des ana­lyses de films à pro­pre­ment par­ler et en se rap­pe­lant bien, comme indi­qué au chp 2 : « qu’ il n’y a pas de phi­lo­so­phie du cinéma chez Cavell, mais bien une pen­sée totale qui se déploie dans le cinéma, avec les films, en s’outillant dans la phi­lo­so­phie du lan­gage ordi­naire où la voix phi­lo­so­phique de Cavell a très tôt trouvé son ancrage et ses méthodes ».

fre­de­ric grolleau

L’écran de nos pen­sées. Stan­ley Cavell, la phi­lo­so­phie et le cinéma, dir. Élise Dome­nach, ENS édi­tions, 296 p. — 24,00 €.

Table des matières :

Intro­duc­tion (Élise Domenach)

Par­tie I. Pro­jec­tions du monde : com­ment le sens vient aux films

Cha­pitre 1. Recon­nais­sance, tra­hi­son et domaine pho­to­gra­phique de l’expression chez Stan­ley Cavell (Richard Moran)

Cha­pitre 2. La « vérité du scep­ti­cisme » au cinéma : cri­tères, induc­tion, pro­jec­tion, édu­ca­tion (Élise Domenach)

Cha­pitre 3. Les films comme « mys­tères laïcs ». Sur quelques usages cri­tiques contem­po­rains de La Pro­jec­tion du monde (Jean-Michel Frodon)

Cha­pitre 4. Les voix off fémi­nines et le silence de Terry. Entre­tien avec Stan­ley Cavell (Stan­ley Cavell et Élise Domenach)

Par­tie II. À la recherche du bon­heur et La Pro­tes­ta­tion des larmes en conversation

Cha­pitre 5. Sha­kes­peare, Hol­ly­wood et la phi­lo­so­phie amé­ri­caine. Entre­tien avec Stan­ley Cavell (Stan­ley Cavell et Élise Domenach)

Cha­pitre 6. Stan­ley Cavell et Arnaud Des­ple­chin. Élé­ments d’une conver­sa­tion (Stan­ley Cavell, San­dra Lau­gier et Arnaud Deplechin)

Cha­pitre 7. Cinéma et pen­sée sen­sible (Mar­tine de Gaudemar)

Cha­pitre 8. « Femmes incon­nues » au plan­ning fami­lial. Notes sur Les Bureaux de Dieu (2008) (Claire Simon)

Cha­pitre 9. La réa­lité mélo­dra­ma­tique du cinéma et de la lit­té­ra­ture : Cavell et Dia­mond, Coet­zee et Hugues (Ste­phen Mulhall)

Cha­pitre 10. La voix et l’expression : le mélo­drame de la femme incon­nue (San­dra Laugier)

Cha­pitre 11. Le lan­gage sauvé par la musique (Stan­ley Cavell)

Par­tie III. Cri­tique, auto­bio­gra­phie et édu­ca­tion morale avec le cinéma

Cha­pitre 12. Ordi­naire, cinéma et cadu­cité. À pro­pos de « Qu’advient-il des choses à l’écran ? » (Hugo Clément)

Cha­pitre 13. Notes sur Stan­ley Cavell et la cri­tique phi­lo­so­phique du cinéma (Andrew Klevan)

Cha­pitre 14. Entre espoir et mélan­co­lie. La pro­messe démo­cra­tique du cinéma (Paola Marrati)

Cha­pitre 15. La ren­contre d’autrui chez Levi­nas et chez Gavell. Le silence de l’écoute et de l’asymétrie muette (Luc Dardenne)

Cha­pitre 16. « Excerpts from memory ». Auto­bio­gra­phie, cinéma et prose phi­lo­so­phique de la double exis­tence chez Stan­ley Cavell (William Rothman)

Conclu­sion.

Dis­cours de récep­tion du Doc­to­rat Hono­ris Causa de l’École Nor­male Supé­rieure de Lyon, le 7 mai 2020 (Stan­ley Cavell)

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